Dossier de presse

Vie des Arts • Revue trimestrielle, numéro 221. Hiver 2010-2011 • Article de Christian Roy, historien et critique d’art • Page 77

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MOSAÏQUES MNÉMONIQUES D’UN PLANISPHÈRE INTÉRIEUR

Matrice – Alexandrie – Souvenirs – Histoire de vie 2, 2007 à 2011 – Tondi 91cm – Acrylique sur toile

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LISE FRADET

HISTOIRE DE VIE 2 — HISTOIRE DE VIE 3 : DE L’ABSTRACTION À LA FIGURATION

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Georges Laoun opticien
4012 rue Saint-Denis
Montréal
Tél. : 514 844-1919

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Du 25 octobre au 30 décembre 2010

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Il fallait un opticien pour mettre enfin sous les yeux du public une œuvre qui se construit patiemment loin des regards depuis trois décennies, en profondeur tel un iceberg. Cette grande part d’invisible caractérise les 34 tondi des séries Histoire de vie 2 et 3, dont 18 ont bénéficié d’une prolongation d’un mois de leur première exposition. Une monographie de l’artiste sur Histoire de vie 2 y était disponible, préfacée par Sherif Laoun, qui en avait partiellement financé l’auto-édition; épuisée dès la fin novembre, elle fut aussitôt réimprimée. Lise Fradet y explique par le menu sa démarche artistique très personnelle et franchement autobiographique, procédant directement de sa pratique et de son enseignement d’une psychologie des profondeurs à base de récits de vie. Sa quête intérieure structure en effet rigoureusement les étapes minutieuses de l’élaboration de longue haleine de ses trois séries. (Une première série de 9 toiles rectangulaires demande encore quelques années de travail.)

D’ABSTRACTION TRANSITOIRE EN FIGURATION ALÉATOIRE

Dans une progression de l’abstraction à la figuration, chaque toile ronde de 91 cm de diamètre est d’abord recouverte de moirures gestuelles multicolores, ensuite enfouies sous une légère couche de terre de Sienne. Elle peut alors rappeler certains tondi d’inspiration méditerranéenne de Françoise Sullivan – mais pas pour longtemps. Il ne s’agit encore que d’une base, bientôt intégralement couverte d’un collage de fragments – déchirés et appliqués à l’aveugle – de photocopies de clichés significatifs pour l’artiste: de sa famille sur plusieurs générations dans Histoire de vie 2 et de son studio au fil des ans dans Histoire de vie 3. Une fois la surface saturée de ces copeaux de souvenirs, accolés au gré de nombreuses rotations dans l’obscurité convenant à la réceptivité intérieure, l’artiste dispose d’une matrice, dont la photocopie grand format sert à son tour de base aux différents tondi de la même série. Elle observe alors longuement les motifs émergeant à sa conscience parmi ce chaos apparent et leur attribue le sens de lignes de force de son évolution personnelle. Elle les met en évidence en cachant sous la peinture le reste de cette mosaïque, relégué à l’opaque arrière-plan de l’inconscient ou sous le voile rougeâtre du préconscient: abîme ou terreau d’où ils s’acheminent, éclats de miroir lisérés du blanc de la conscience, vers l’espace immaculé du mur environnant, qui en figure l’ouverture englobante. (Dans les conditions idéales d’une galerie, s’entend, dont s’écarte quelque peu un accrochage décoratif de lunetterie).

MICROCOSME ET MACROCOSME EN MIROIR

Chacun des tondi de Fradet est à la fois le miroir où l’artiste affronte (comme sur le fameux tondo de Caravage) le regard tourmenté de la Méduse, surgi des obscurs recès de sa psyché, et l’oculus du Panthéon de Rome, éclairant son espace central en l’ouvrant sur l’immensité apaisant des cieux. Il figure l’intégration du Soi qui fait son chemin du fond noir d’un chaos intérieur à l’éclat solaire du cosmos intérieur, qui n’est autre que celui de la conscience en pleine lumière, une fois réalisée en elle l’unité du microcosme et du macrocosme. Lise Fradet insiste sur ce symbolisme circulaire à double sens du tondo, invisible à l’œil nu qu’il figure comme une pupille noire sur son fond terreux sous-jacent: écorce d’une planète vue en coupe, alors que l’envers éclatant de la toile ressort comme un disque solaire contre la bordure noire qui l’enserre: négatif d’un iris cosmique.

De même sur la toile visible, où la lumière brille par son absence (oblitération totale ou vague transparence), « l’accumulation de mes empreintes agonisantes dans l’espace porte ombrage au Soi comme la pollution fait écran au soleil. » Les énergies fossiles de vies passées se dégradent d’elles-mêmes en une ténébreuse entropie dans les deux cas – qui n’en font qu’un. C’est pourquoi l’artiste « propose de lever les yeux vers le ciel pour cultiver le soleil et capter son énergie », du même mouvement que le regard intérieur qui libère l’énergie du Soi du magma confus de sa diversité captive des abîmes. Les troubles de l’inconscient géologique appellent un recyclage psychique alimenté par l’énergie primordiale inépuisable qu’il procure à mesure, transmuant alchimiquement leur cercle vicieux en vertu du globe oculaire et de l’orbe solaire confondus.

Cette vertu thérapeutique opère obscurément, sans qu’il soit besoin pour l’observateur d’être initié aux correspondances invisibles ou encore moins aux résonances intimes qu’y projette l’artiste. Il suffit de laisser flotter sa conscience à la dérive dans l’espace matriciel intemporel de chaque tondo pour éprouver en son for intérieur ce travail du deuil et de l’enfantement, où les fragments de vie font signe vers l’espace englobant d’une totalité qui les réagence en silence pour leur donner sens.

Par Christian Roy

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Entrevue – Œuvre de LISE FRADET par Jennifer Laoun-Rubenstein

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Passé et futur dans un cosmos interne
Triptyque triangulaire Passé voyageur 1 – Histoire de vie 2

LE CERCLE

Le cercle semble être un symbole qui résonne fort en toi. Quelle est l’importance du cercle pour toi, et pourquoi l’as-tu choisi comme fondation pour tes séries Histoire de Vie 2 et 3 ?

J’ai choisi le cercle de manière intuitive au point de départ. Cette forme parfaite m’attirait. Par la suite, en peignant, j’ai pris conscience de la richesse de cette forme symbolique sur le plan des interprétations. Dans Histoire de vie 2 la forme (tondo, tondi au pluriel) symbolise le temps. Passé, présent et futur se rencontrent dans le noir cosmique. Le cercle est aussi un symbole de protection. Sa forme enveloppante, tel un circuit fermé, protège subtilement l’intimité et la nature secrète du monde intérieur révélé. Puis, je compare le cercle à des coupes de sphères. Les sphères, coupées en leur centre, permettent de voir à l’intérieur. Dans ma démarche artistique, la perception du monde extérieur est déviée pour favoriser l’émergence d’une certaine intériorité. La circonférence et le noir absolu rappellent aussi la pupille de l’œil humain. Elle offre à voir des empreintes de mon histoire de vie au point de départ insoupçonnées. Ce que nous percevons sur la toile n’appartient pas au monde extérieur. Les contenus picturaux relèvent de l’intériorité de l’être. Le noir cosmique est une demeure située à l’intérieur de moi-même. C’est une demeure habitée d’une diversité.

DE L’ABSTRACTION À LA FIGURATION

Ton processus pour Histoire de Vie 2 et 3 est fascinant : tu crées un grand collage à partir de photos déchirées et ensuite tu découvres, extraits et isoles de nouvelles images. Comment décides-tu quelles images sont assez importantes pour en créer une œuvre?

La sélection de mes objets picturaux est basée sur un dialogue intérieur. Il y a toujours un espace entre ce que je connais de moi et ce que je suis fondamentalement. Pour accéder à mon histoire de vie intériorisée, je me rends disponible pour m’investir dans la perception de la matrice sur toile que je contemple de toutes parts. À partir de l’abstraction initiale, une multitude d’objets figuratifs surgissent et deviennent visibles. Mais un objet est significatif uniquement lorsqu’il concerne ma vie et mes réalités intérieures. En plusieurs étapes, j’observe mon objet pour m’imprégner des forces et des résonances qu’il possède afin de le recevoir. Lorsqu’une relation intime s’établit entre l’objet et moi, les contenus picturaux provoquent un sentiment de reconnaissance profondément ressenti. Ces contenus significatifs sont des parties de moi et me parlent. Comparable à un miroir, j’ai souvent l’impression qu’un objet significatif renvoie une image de ma personne que je ne soupçonnais pas. Ce retentissement éveille ma conscience, car l’objet possède une vie propre, de nature impalpable, au sein de mon existence. Les objets ressentis comme authentiques sont ainsi sélectionnés et délimités sur les toiles par un passage de l’abstraction à la figuration qui se veut aussi un passage de l’inconscient à la conscience. De ce processus, une série d’objets, qui vivent en moi, sont observables sur les murs d’une exposition. Ces objets sont des empreintes ou des fragments de mon histoire de vie personnelle, mais aussi d’une histoire collective qui nous concerne. Ce dévoilement à soi, et de plus aux autres, ouvre sur le sens et sur des voies de symbolisation.

AUTOÉDITION

Tu as auto publié deux monographies qui expliquent en détail ta démarche artistique pour Histoire de Vie 2 et Histoire de vie 3. Est-ce très important pour toi que chaque personne qui côtoie tes œuvres comprenne sa signification?

Faire connaître ma recherche artistique fait partie de mon œuvre qui a pris naissance en 1982. En rédigeant mes monographies, je voulais prendre conscience du sens que contenait mes séries de tondi provenant d’un seul tableau (matrice). La rédaction des Histoire de vie 2 et Histoire de vie 3 a permis aux résonances picturales de s’exprimer par des mots sur la page dans des relations de complémentarité. Ces livres, en couleur et documentés de plusieurs pages, me permettent de communiquer mon œuvre aux autres.

Entrevue réalisée le 20 décembre 2010 et révisée le 2 janvier 2021